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A propos de l’exposition Mary Cassatt.
 
mardi 8 mai 2018

Réflexions autour de l’avant-garde, des start-up et des investisseurs.

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« En art il n’y a pas d’étranger » Brancusi,1922

 

La semaine dernière, j’ai découvert au Musée Jacquemart-André la superbe exposition Mary Cassatt, une impressionniste américaine à Paris. Ce fut un voyage artistique passionnant dans une œuvre encore trop peu connue, mais aussi le point de départ d’une réflexion comparative entre l’économie de l’art et celle … des start-up ! Ce sont les points communs entre l’avant-garde en art/les collectionneurs et l’innovation / les investisseurs que je me suis amusée à explorer.

 

Lorsque Mary Cassatt s’installe en France en 1851 pour fuir l’académisme de l’enseignement de Pennsylvanie, elle rejoint à Paris, capitale de l’avant-garde artistique, un « écosystème » à la pointe de la modernité et un lieu de sociabilité favorable à l’audace - la fameuse « bohème ». Elle parfait sa technique dans les ateliers, voyage en Europe puis commence à exposer ses œuvres dans le circuit officiel. Degas, apprenant que sa peinture a été refusée au Salon en 1877, la pousse à exposer avec les impressionnistes. Encouragée par son « mentor » elle accepte et pourra dire plus tard : «Déjà, j’avais reconnu quels étaient mes véritables maîtres. J’admirais Manet, Courbet, Degas. Je haïssais l’art conventionnel. Je commençais à vivre. »

 

En plus d’être une créatrice reconnue de son vivant, Mary Cassatt, en Américaine douée pour le commerce, va jouer un rôle de passeuse de l’art impressionniste vers les Etats-Unis et sauver la mise à son marchand, Paul Durand-Ruel. En effet celui-ci, après des débuts « successfull » de marchand de tableaux (Delacroix, Corot, Courbet, Millet), s’intéresse aux impressionnistes après la guerre de 1870 et achète massivement Monet, Pissarro, Sisley, Degas. Dès lors, les Beaux-Arts, la presse, le public s’acharnent contre lui, allant jusqu’à le traiter de fou. Il frôle la faillite en 1874 et ne peut plus acquérir grand-chose pendant dix ans.

 

 En 1885 la situation se retourne : il est invité à exposer ses artistes (sceptiques pour certains) par l’American Art Association et embarque trois cents toiles de l’autre côté de l’Atlantique. C’est là que Mary Cassatt intervient, pour l’accompagner et le soutenir en lui présentant notamment le couple des Havemeyer qui comptera parmi ses meilleurs clients. L’exposition impressionniste de New-York présentée l’année suivante sera la première couronnée de succès tant auprès de la presse que du public. Plus tard, Durand-Ruel pourra dire que « sans l’Amérique il aurait été perdu, ruiné, que grâce au public américain, Monet et Renoir ont pu vivre et le public Français a suivi ». Claude Monet corrobore ses propos : « Sans Durand, nous serions morts de faim, nous tous les impressionnistes, nous lui devons tout. »

 

Et pourtant, quelques années plus tard, la Société anonyme des artistes peintres, sculpteurs et graveurs français rejette les artistes étrangers de l’exposition organisée chez Durand-Ruel, éliminant ainsi Mary Cassatt ! L’indignation n’exclut pas la persévérance : elle obtient de son marchand un espace contigu. C’était la France paradoxale de la fin du XIXème siècle, conservatrice et (en même temps !) creuset international des révolutions de l’art moderne…

 

Ce paradoxe connaît des variantes mais n’a peut-être pas disparu. L’opinion publique s’émeut régulièrement de la captation des œuvres d’art françaises par les riches acheteurs étrangers. D’ailleurs, en matière de vente aux enchères, la loi de 1921 sur le « droit de préemption de l’Etat » permet toujours de conserver les biens culturels présentant un intérêt historique ou artistique. Il serait mal vu de critiquer cette législation sous peine de passer pour un affreux suppôt de la mondialisation et du marché de l’art spéculatif. Pourtant les réserves des musées sont remplies d’œuvres que l’on ne voit que très rarement et les collections permanentes sont délaissées au profit des grandes expositions.

 

La France recèle bien des paradoxes, car ce « nationalisme » touche aussi les start-up. La presse se désespère régulièrement du « passage sous pavillon étranger de pépites tricolores », entreprises innovantes telles que Withings par Nokia (santé connectée), Sparrow par Google (gestion e-mails), CaptainTrain par Trainline, Zenly par Snap (géolocalisation). Plus récemment, on s’est ému de leur manque de fonds propres, très inférieurs à ceux de leurs concurrentes aux Etats-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, Israël, Chine, etc., et ce malgré le coq emblématique de la French Tech. Ce manque d’investisseurs stables et de long terme les fragilise car il les rend très dépendantes des fonds d’investissement par nature plus court-termistes.

 

Le rapprochement avec les acheteurs de l’avant-garde m’est apparu. De même que le Français conservateur boude son avant-garde artistique, de même il boude... les investissements en actions. Les actions, détenues en direct ou sous forme de fonds, constituent une part minuscule du patrimoine financier des Français. Leur proportion est en baisse constante depuis la crise des subprimes bien que, sur le long-terme, leur rentabilité soit nettement supérieure à celle des autres placements financiers et même en partie exonérée d’impôt grâce au PEA. En dehors de l’immobilier, le placement préféré des Français, selon le terme consacré, reste le support en euro de l’assurance vie. Garantie du capital à tout moment, rendement modéré et en baisse mais sûr : on finit par se demander si les épargnants ne se plaisent pas à imaginer que ces fonds en euro ne seraient « pas vraiment investis en produits de marché » (obligation d’Etats et d’entreprises, actions de sociétés cotées, immobilier, private equity) mais constitueraient un support de type « exception financière française » non contaminée par le capitalisme international… Dès lors on comprend bien que les start-up puissent manquer de capitaux propres : une action d’entreprise en création est encore plus risquée qu’une action du CAC 40. C’est un peu comme l’achat d’une œuvre d’art, qui fait intervenir la conviction, le goût du risque, une détention longue, et l’absence de dividendes.

 

Ainsi plusieurs idées me viennent à l’esprit. La première, c’est que notre beau Pays, encore privilégié au milieu du monde et doté de multiples talents, souffre de dépression passéiste et a peur de la révolution digitale. Il souffre peut-être d’avoir été ramené au rang de puissance régionale et s’accroche à la rente comme au symbole de la continuité avec sa vieille histoire.

La deuxième est plus circonstancielle et concerne la loi Pacte. Quelle curiosité que la réforme des produits de retraite par capitalisation prévoie une sortie en capital, alors que, s’il est une période de la vie où l’on peut justifier le choix de la rente, c’est bien celle la retraite -quand on a cessé son activité professionnelle et ignore la durée de son espérance de vie. Les assureurs sont déjà à la peine pour s’adapter aux changements de fiscalité et de réglementation permanents, cette incertitude sur les sorties des capitaux ne va pas les aider à prendre des risques.

La troisième concerne l’engagement féministe et esthétique de Mary Cassatt. Son grand talent de peintre est trop souvent réduit à une vision un peu mièvre de sa période « mère-enfants ». Les scènes représentées sont pourtant fortes et empreintes de gravité. Ceci est très bien documenté dans les cartels de l’exposition qui soulignent la continuité avec le thème sacré des vierges à l’enfant. Capter cette intimité, loin de constituer un repli, était un choix assumé qui ne l’a pas empêchée d’organiser plus tard une vente personnelle au profit des suffragettes. Avec cette exposition consacrée à Mary Cassatt (mais sans oublier bien sûr Berthe Morisot, Eva Gonzalès, Marie Bracquemond), félicitons-nous de voir la place de femmes pionnières ainsi réévaluée.

La dernière est plus anecdotique, j’ai visité l’exposition à l’occasion d’un rendez-vous professionnel annulé au dernier moment. Quelle chance d’avoir pu en profiter pour faire une telle rencontre !

 

Mes remerciements vont à Anne Martin-Fugier pour ses livres si inspirants et sa relecture bienveillante.

Annabelle Delestre, fondatrice de Lidix, 8 mai 2018.

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